VIII

Le Corroyeur

 

 

 

) Donc il y eut ce cinquième jour… La véritable entrée en matière… Jusqu’au troisième, le Physalis nous avait accompagnés, longeant la jetée à peu près ferme, à peu près stable au pas, qui supportait notre progression. Elle s’enfonçait plein est à travers la flaque. Par rapport à nos deux semaines de repérage, houleuses et tendues, fractionnées d’orages, dans des sites noyés, des croulières sans assise, au milieu de lagons gris-glauque matelassés de brume, la traversée n’aurait pu s’engager sous un climat plus favorable. Le ciel avait bien vidé quelques averses, mais le soleil avait dominé, chauffant nos joues et séchant nos habits, secondé de surcroît par un vent efficace. Quatre journées durant, nous ne mîmes pas une cheville dans l’eau : la jetée qui partait de Port-Choon taillait droit, elle donnait le ton et la trace, elle nous reliait encore pour quelques brefs jours à un semblant d’architecture humaine. Puis le navire fréole nous laissa à nous-mêmes, emportant le visage et la neige, le bleu tremblant de l’iris, la bouche articulant une dernière fois le rouge, dissipant pour moi les seins tendus et assouplis de caresses, le parfum imprégné dans les draps, dans le linge buissonnant autour du lit, de Nouchka. « Rendez-vous à Chawondasee, dans trois mois, Soff ! Fais attention à toi, petit fauve ! » Elle avait jeté un dernier baiser, impalpable, par-dessus bord. Sa longue robe couleur de ciel s’était fripée sans charme sous la rafale, ses mèches avaient brouillé sa frimousse mais elle avait souri sous ses larmes, je le sais. Elle souriait toujours. Lorsque le navire avait pivoté aval, elle était encore là, à tribord, à nous regarder agiter nos mains et nos souvenirs. Elle avait hissé au-dessus d’elle une écoufle du même bleu que sa robe, qu’elle mania d’une seule main. Je n’étais pas rompu, comme Larco, à l’écriture au cerf-volant et sous l’émotion, je n’arrivais pas à déchiffrer les lettres qu’elle formait…

— Elle t’aime, philosoff, me lança, radieux, Larco. Il lui répondit aussi sec avec sa cage volante.

— Qu’est-ce que tu lui dis ?

— Que tu l’aimes aussi… Ça se fait, non ?

Le navire fréole déferlait sa voilure, si bien que l’écoufle de Nanouch eut juste le temps de lâcher un tracé dans le ciel avant d’être rabattu à l’horizontal par la vitesse acquise.

— Mignon tout ça…

— Quoi Larco ? Dis ! Dis-moi ce qu’elle a écrit !

— Ah ah…

— Dis-le, s’il te plaît… Je t’en prie Larco…

— Elle dit que tu es pur, qu’elle t’attend, qu’elle te sera fidèle…

Comme si une Orange pouvait être fidèle ! N’importe quoi ces femmes ! Enfin, c’est l’intention qui compte…

 

π Dans la semaine précédant notre départ, jamais la scission de la horde n’avait failli à ce point devenir réalité. Si nous étions encore ensemble, nous le devions à la diplomatie de Sov et à la confiance que j’inspirais. Le groupe dissident qui voulait contourner la flaque par le sud fédérait Alme et l’autoursier, Larco et Silamphre, Aoi et Callirhoé, Coriolis et Sveziest. À nous deux, nous avions sauvé l’unité. Nous n’avions cherché ni à minimiser les dangers naturels de la flaque, ni l’effort à fournir. Ni l’épuisement probable. Encore moins à esquiver les risques d’attaque, ce possible piège tendu par la Poursuite ou encore l’apparition de chrones dont tous les récits fréoles stigmatisaient la puissance panique.

À ces titres, le contre-amiral et le commodore avaient sans conteste fait leur travail : d’éclairage et de sape. Ils nous avaient convoyés en zone centrale pour nous montrer le lac immense vierge de toute île sur une distance inhumaine de nage. Cette vision avait scindé la horde en deux. Elle avait déchaîné le conflit. Ils nous avaient jetés à l’eau matin, midi et soir. Ils nous avaient laissés mariner, patauger et crawler, sur notre propre demande. Ils nous avaient appris à reconnaître les sables mouvants et les frayères à carpes. À distinguer une chaussée fiable d’un barrage flottant. À apprivoiser la flaque. Par leurs couturiers, ils nous avaient fait tailler sur mesure des vêtements de pluie, des cuissardes hermétiques, des bottes étanches et des bottes de nage. Ils nous avaient fait tester dans l’eau différents volumes de flotteurs. Ils avaient renforcé et adapté les harnais. Et au final, avait été fabriqué pour chacun un baril de bois oblong et léger, hydrodynamique, muni de poignées pour s’y accrocher en cas de tempête. Leur contenance suffisait à l’essentiel de nos effets personnels : sac de couchage, habits secs, serviette, armes et vaisselle.

Je ne sais pas comment nous avions convaincu les filles et les crocs. Je ne sais même pas pourquoi j’avais fini par y croire, à cette traversée. Pourquoi j’avais changé d’avis. La part d’héroïsme, la part d’orgueil, la part de raisonnement qui entraient dans cette décision. La part de défi. Je sais seulement que Sov m’avait beaucoup influencé, bien plus qu’il ne s’en doutait. Que je n’avais écouté Golgoth à aucun moment tant son choix était dénué de sagesse et d’altruisme. L’autoursier avait vu son autour débusquer un grèbe castagneux et ça lui avait suffi. À quoi tiennent les inflexions… Pour Aoi, ce fut je crois les salicornes et les bottes de nage à bouts palmés. Ou peut-être juste l’enthousiasme de Steppe. Qui sait ? Toujours est-il que la horde était entière et ressoudée. Pour le pire.

 

 Ces satanés Fréoles, ma figue, il fallait « leur tirer révérence et chapeau bas » (dixit Caracole). Quelle générosité ! Et quelle jolie prévenance ! À se demander au final s’ils ne voulaient pas qu’on y aille, se paumer dans la flaque, hum ? Ce Port-Choon étrange et glaiseux, cette bourgade de fantômes à barques, aux maisons perchées sur des pilots de bois et de brique, les rues labourées de canaux à la sauvage, ça ressemblait à un baraquement hâtif oublié par des Obliques sur un estuaire. Ils essuyaient de foutues marées – « la seiche » dans leur jargon de pêcheurs – qui montaient jusqu’aux vitres. Voilà pourquoi on voyait tous ces bateaux à coque suspendus en l’air, qui leur servaient surtout de maisons. En phase de crue, ils larguaient les amarres et ils se laissaient flotter, pffuit, jusqu’à ce que ça se tasse. Pas idiot…

Du jour où les Fréoles nous lâchèrent, la jetée qui nous guidait marqua des signes de faiblesse… Elle apparut vite moins fiérote (et même un peu absente) la petite, par moments… On goûta nos premières vases. Progressivement, les rares traces attribuables à des créatures humaines (les cabanes palafittes et les pontons pourris, les canges bousillées remplies d’algues, les bajoyers qui étayaient les digues) se diluèrent dans la brume montante. Le soir arriva trop vite et nous nageâmes à tâtons dans l’eau frisquette jusqu’à trouver un îlot vaseux, mal fixé par des roseaux bruissants. Steppe avisa un bosquet de saules et Callirhoé fit feu. L’humidité, près du nid de flammes, recula à peine… Le sol n’offrait que des appuis spongieux. L’eau, par moments, sursautait derrière nous. Floc… Flac… Floc… Un silence ruisselant, fluide… (Sans s’annoncer) une solitude invraisemblable nous enveloppa alors… Nous étions largués loin – très loin de nos routines et de nos bases. Nous n’avions plus de repères. Nous avions la trouille. La flaque commençait maintenant. Elle fasciculait tout autour de nous, à travers nous déjà, pénétrant notre terreau de chair chaude, comme un rhizome de phragmite. Et elle allait donner sa pleine mesure dès le lendemain.

 

) Il y eut donc ce cinquième jour… Je ne parlerai pas d’un réveil – basculer dans l’eau d’un bloc, en pleine nuit, avec son sac de couchage cinglé aux épaules, qui se remplit subitement de vase, respirer dans la panique de la noyade, les bras collés aux parois du sac, encaisser le choc thermique, l’onde glacée sur le ventre, n’est pas se réveiller : c’est comprendre. Je ne parlerai pas non plus d’une aube dont je fus incapable d’approcher l’avènement. Le cinquième jour ne se leva pas ; il ne se coucha pas davantage : il dura, gris perle. Il dure encore. C’est notre quatorzième jour continu de pluie.

 

Ω Ici, c’est le pays des cagouilles, du poiscaille et de la bouillasse. Faut pas chercher à poser la patte sur une motte, pas vouloir réfléchir à la trace sèche, ni quel îlot, bout de roc ou tas de bouse à moitié liquide va pouvoir te servir à te relever pour contrer à la franche – debout, campé. Quand ça pleut ici, ça pleut pas à seaux, plutôt à la barrique de binouse, au tonneau de cent, ça te douche la couenne au jet, plus besoin de te laver petiot, mais ferme ta bouche et boucle ton calbut, et va te jeter à la baille direct, histoire d’enquiller du mille en crawl… Vagues de face, et monte, et descend, et monte, et marche à mi-mollet dans la barbotière, à mi-cuisses, mi-couilles, avance – trace gars, suit le Goth… Je les avais prévenus dans le Pack : y aurait plus de contre en goutte ou en delta, personne pour leur abriter le cul, tout le monde au même niveau, le groin dans l’eau, le baril derrière. C’est pas plus merdique qu’autre chose. Ça change. Vent plutôt bonnard, même. Sûr qu’on aimerait voir le mec là-haut, avec sa bouille ronde qui chauffe, de temps à autre. On n’a plus un poil de sec, les sacs schlinguent le moisi, les feux de Calli fument salement. Ça drache en continu, ouais, ça tape un peu sur les nervures le soir – surtout la nuit quand tu changes trois fois de gâche parce que ton sac à viande prend une tronche de mare ou que t’es sur le passage de la rigole d’y a cinq minutes ou du ruisseau de demain. Mais au bout, faut pas oublier, faut le visser, faut se le bouler au bide quand tu rouilles des vertèbres en fin de journée : au bout, c’est Chawondasee ! Et neuf mois de pris sur mon enfanteur et sa horde de branleurs ! Neuf mois – neuf ! – NEUF PUTAINS DE MOIS ! Car ils ont flanché là, yak, en plein lac ! – Au taquet les grandes gueules, à se chier dessus et du mort d’épuisement à la pelle, qui flottait au petit matin ! Pas pu traverser la zone centrale, pas assez fort dans leur tête ! Obligés de ressortir du grand désert de flotte pure en barquette, grâce à des pêcheurs, la honte, comme ils ont pu, ils ont tracé oblique pour retrouver la berge sud, repartir cassés, contourner la flaque en piétons. Limite recalés par l’Hordre, limite invalidation le sauvetage ! – qu’il m’a croassé l’amiral. Treize mois, ils ont mis, en tout ! Nous, on va en mettre trois – quatre au pire si ça veut pas rigoler – comme là. Ça portera notre avance à quatre ans ! Quatre ans, je sais pas si vous percutez les vioques ? vingt-huit ans de contre, quatre ans d’avance sur vous ! Vous êtes des chenillards, des escargoths qui bavent ! Chuis pas ton fils, huitième Golgoth, j’ai rien dans mon sang, dans ma lave, qui coule de toi ! Je viens pas de toi, j’ai pas été fait avec les mêmes poutres. Moi, j’ai de l’acier trempé dans le tronc et dans la calebasse. Toi t’as que de la gueule et du bois de chêne, et de la pisse au cul. J’étais meilleur que mon frère. J’étais LE meilleur ! T’as jamais su voir. T’as jamais rien compris. Tu l’as tué parce qu’il n’y arrivait pas. Tu croyais que personne te dépasserait. Tu pues la morgue. Mais me voilà maintenant ! Trente ans après. J’ai mis le temps, tu sais pourquoi, mais j’arrive… Dans un an, je suis devant toi, à l’entrée de Norska ! Là où vous vous êtes tassés dans vos terriers en pisé. Je te dirai en face qui tu es. Qui tu es devenu ! Qui tu n’es pas devenu… Non, je te dirai rien. Parce qu’on n’a rien à dire à un traceur qui a renoncé à contrer. Qu’a même pas eu la décence de s’ouvrir les boyaux sous crivetz dans Norska. Y a pas de mots pour ça. Pas de crachats. Le mépris suffit plus. C’est en deçà…

— Y a des ondes bizarres ! répéta pour la troisième fois Erg. Et il s’arrêta.

— Tu nous fais chier, macaque !

— Avance, Erg ! J’ai une cheville qui s’enfonce.

— Reculez ! Reculez tous !

— On peut pas reculer ! Y a des sables mouvants partout !

— Derbelen !

 

π En trois gestes, Erg a décollé. On le voit s’élever à six mètres au-dessus de la zone. Il enclenche d’une secousse son arbalète méca. Il quadrille en trapèze… Son vol est saccadé, excessivement nerveux. Il a cessé de parler. La pluie battante ruisselle sur son aile. Comme tout le monde, je me suis figé sur place et je scrute la nappe d’eau autour de nous. Par deux fois, une rafale de vent creuse un trou dans la brume blanche. L’espace s’entrouvre. Plein est d’abord, en amont. Puis nord-est sur ma droite. La chaussée d’alluvions qui nous sert de support semble se noyer. Encore… Sinon, à droite, rien : l’eau ondulante, mouchetée d’impacts, brassée par la houle. Aussi loin que mon regard peut porter. Il y avait bien une haie de roseaux à la lisière du visible. Mais cette espèce de brouillard bruineux, rasant, se réinstalle déjà, déjà calfeutre l’ouverture. Je me tourne vers Caracole. Son pull d’arlequin détrempé dégoutte. Il n’a rien voulu mettre par-dessus. La pluie le distrait, dit-il. Il devait s’attendre à ma question car il me sourit avant même que je la pose :

— Tu sens quelque chose de bizarre, toi ?

— Bizarre, peut-être pas. Je dirais plutôt cocasse ou simplement inattendu, voire impromptu, quoiqu’un tantinet insolite disons-le, dans la mesure du saugrenu, tout en étant singulièrement fantasque, presque excentrique si l’on y songe, et qui sait ? extravagant en diable…

— Caracole !

— Oui, monseigneur Prince ?

— Il y a un danger ou pas ?

— Il y a… euh, deux dangers… Le premier est un ami, mon deuxième fait peur et mon troisième…

— Qu’est-ce que c’est ? Tu peux le situer ?

Le troubadour ajuste vers l’arrière son chapeau de cuir mou. Une rigole en dégouline. Son visage se durcit brièvement.

— Il y a quelqu’un autour de nous…

— Autour ? Autour de nous ?

— Oui.

— Combien ils sont ?

— Je ne sais pas ce que c’est, très sincèrement, Pietro. Mais Erg a raison. Le vent local se découd… Quelque chose arrive…

— Un chrone ? demande Oroshi qui se tenait derrière moi.

— Un chaos… Moi déjà ressenti ça… Un chaos en mouvement…

Erg vient de tomber du plafond de brume. Il se pose sur une des rares parties rocheuses de la levée de terre.

— Tu as vu quelque chose, Erg ? Caracole dit…

— Chhhhhuuut !

— Caracole pense que…

— Faites silence.

 

 D’un signe, Pietro me demanda d’écouter parce qu’il savait que de nous autres, j’étais celui qui avait l’ouïe la plus pénétrante. En quelques secondes, je parvins à faire abstraction du bruit de succion des bottes dans la glaise et je rejetai derrière moi, comme une cape, le frissonnement de la roselière proche. Je retirai vite la capuche qui m’assourdissait – et tête nue, tympans tendus, ma conscience s’efforça de traverser le premier plan sonore saturé, cette poêlée de gouttes qui rissolaient sur le lac… Le rissolement s’effaça. J’étais comme la peau d’un tambour qui attend d’être effleurée… Soudain, d’un point impossible à situer dans l’espace, d’un point qui n’avait pour toute réalité que le son qui l’annonçait, un râle se dégagea de l’épaisseur de la pluie. Il venait vers nous, il s’approchait, se précisant…

— Dégagez la jetée ! Dispersez-vous ! aboya Golgoth. Je fus le seul qui ne bougea pas – avec Erg, debout, son cerf-volant en tension au-dessus de la tête, une hélice et un boo dans chaque main, en fausse garde. L’eau absorba vite le fracas des corps, si bien que je pus à nouveau me concentrer.

— Dégage Silamphre ! répéta Golgoth.

Mais je ne répondis pas.

Le bruit d’une respiration intense, profonde comme un ronflement de stentor, vibra de l’amont. Il y eut un souffle d’aspiration rageur puis une nouvelle expiration terreuse, qui se réverbéra dans l’atmosphère. Sans visibilité aucune, Erg lança son boomerang en direction du son. L’objet s’enfonça dans le brouillard nourri. Il ne revint pas. Ce qui revint, c’était une hélice d’enfant en osier qui échoua en feuille morte dans la main libre de notre combattant… Erg accusa alors une stupeur extraordinaire, comme s’il allait s’écrouler dans la boue. Il ferla aussitôt son aile et il se mit à courir droit vers le danger, sans la moindre protection…

— Fais gaffe, merde ! Il n’avait pas enchaîné dix foulées que la respiration se fit plus violente et plus rauque. Elle déchira littéralement le brouillard devant elle, elle balaya la surface du lac autour de nous sur une bonne centaine de mètres, redonnant aux contours leur netteté, et à l’eau une transparence et une couleur. Au bout de la bande de terre, avançant comme s’il pompait devant lui les dernières poches de vapeur, un être de la taille et de l’allure d’un gosse apparut. Je ne sus qui c’était qu’au moment où Oroshi, bondissant hors de l’eau, se mit à crier :

— Te Jerkka ! Te ! C’est le maître d’armes d’Erg !

— Qui ça ?

 

Ω Barnak ! Te Jerkouille, le caïd d’entre les cadors, le seul putain de maître de Ker Derban qui m’a toujours posé le respect ! Qu’est-ce qui foutait là, dans ce trou à flotte, à balader ses poumons de croque-bourrasque ? Il avait pas vieilli d’une ride, croyez-moi, mais de cent cinquante le Maestro, et pourtant il paraissait toujours aussi vivace, sec comme un tronc de plein vent. Sa gueule était tordue en spirale près du pif, il avait gardé ses mêmes prunelles bougeantes, ce regard qu’on aurait dit que le vent courait à travers… Te Kaka, ce forban ! Quand j’avais gagné la Strace, quand ils avaient bien été obligés de me consacrer Traceur, personne était venu me serrer la pogne, personne m’avait calculé. Nibe ! Sauf lui. Ça puait la morve à l’hordonnation, ça me toisait dans le haineux. Personne m’avait pardonné de m’être aligné en solo au départ. C’était l’épreuve qui déconnait, pas moi ! J’étais celui qui fallait, je pouvais pas accepter qu’un glaviot qu’avait juste pour lui de savoir trotter, il me coiffe ! Rattraper une traceuse méca, ça voulait rien dire ! Ça avait rien à voir avec ce qui nous attendait, avec la trace sauvage ! Lui, Te Jerkka, il savait ça. Il avait toujours su. Il est venu me voir à la descente de l’estrade. Ça a été le seul. Y en a pas eu deux. Il m’a tordu la joue, rigolard, et il m’a jeté : « Toi, plus loin que tous les autres. Tu iras. Toi, tu as compris qu’aucune règle. Une chose as de plus que tous : rage. Tu n’as rien d’autre, rien de plus, c’est tout ce que t’as – Rage. Fais-en femme à toi et épouse. » J’ai pigé grâce à lui que l’Hordre n’avait jamais voulu que ce soit moi. Il l’a pas dit, il pouvait pas. Mais j’ai pigé. La lignée Golgoth, ils en avaient ras le seau à Aberlaas. L’école de la trace directe, les thermiques de relief, les contrevents exploités jusqu’à la corde, sous rotor, sous cumulo, c’était pas le dogme, c’était pas ce qu’on nous apprenait. C’était l’idée du premier Golgoth.

 

) Te Jerkka salua chacun de nous par son nom complet et par sa fonction. Il annonça tout de suite qu’il avait très peu de temps et il nous demanda de faire cercle autour de lui. Nous nous répartîmes donc dans l’eau jusqu’à mi-cuisses. Il n’eut pas besoin de réclamer l’attention ou le silence. Si son apparition était déjà en soi hallucinante, elle ne rivalisait cependant pas avec sa voix et sa physionomie. Sans aucun doute avait-on affaire à un être humain puisqu’il avait bien des yeux et une bouche, un nez, deux bras, deux jambes, des pieds, mais c’était comme la bordure extérieure de l’humain, son seuil possible ou alors déjà la porte, à peine concevable, qui ouvrait notre espèce sur autre chose de plus… de plus vital. En le regardant, l’impression qui dominait, aussi insensée fût-elle, était qu’un vortex le travaillait en puissance du dedans, qu’il tordait ses os et ses muscles, centrifugeant irrémédiablement sa charpente, qu’il courbait la colonne vertébrale, arquait les bras et les cuisses, tirait sur les cervicales de la nuque… Et puis il y avait ce visage, ce visage au regard d’orage, à l’iris filant, cet œil magnifique de fluidité, ce visage dont les traits ne paraissaient plus que traduire l’état actuel du combat entre la force du vif qui l’animait et la forme innée, en récession accélérée, de la figure qu’il avait héritée de sa naissance humaine. Mais l’anatomie résistait, elle ne cédait pas encore et le résultat était ce faciès en torsion, atypique, dont les rides s’enspiralaient autour d’un nez aux narines démesurées.

Ceci dit, le plus fascinant restait sa respiration et sa voix… Lorsqu’il commença sa première phrase, il aspira autour de lui un tel cubage d’air et de pluie, avec une si calme férocité, qu’un hurlement d’olifant lui perfora les bronches. Il ferma les yeux et la bouche, encaissant l’effort très vite sans le marquer, et il se redressa aussitôt. La voix qui sortit ainsi de sa gorge était différente de celle qu’il utilisait pour la conversation ordinaire. Elle semblait faite de blocs d’air comprimé, calibrés du ventre puis burinés à coup de glotte, de palais dur, à coups de dents – des blocs rauques qui explosaient dans l’espace un par un, détachant pour l’oreille chaque syllabe et chaque onde. Il avait une syntaxe à lui, plutôt rudimentaire, mais chaque mot qu’il prononça m’ébranla physiquement :

— Je suis venu mettre en garde vous. Épauler vous. Une chose vous suit depuis semaine. Chose plus forte qu’Erg. Pas possible de la dominer. Pas possible de la battre. Juste possible de la fatiguer ou attirer ailleurs, vers autre nourriture. J’ai étudié la Chose un peu. Vais donner instructions très précises, position de chacun et déplacements à faire. Chacun doit être tout seul, pas de groupe. Erg courra en l’air. Moi tiendrai le sol. Vous dans l’eau, sauf quand je dirai de monter sur rocher. La zone comporte trentaine de rochers. Chacun le sien. Si la chose vous attaque, vous sentirez rien. Trop tard. N’ayez pas peur. Mort subite. Pas de souffrance donc pas de peur ! Chose très lente et très rapide à la fois. Selon. Pas dans la même époque que nous, elle promène. Voilà – J’ai dit. Questions voulez-vous poser ? Oroshi ?

— A-t-on affaire à un chrone, maître ? De quel type ?

— Chrone très spécial, si tu veux, aéromaîtresse. Autochrone !

— S’agit-il d’une créature intelligente ?

— Mmm… Très difficile de savoir. Parfois très intelligente, parfois bête comme pou… Combat très délicat à mener pour ça : tactique pas prévisible, logique à elle… Par moments, vous comprendrez… Neuvième Golgoth, question ?

— Quelle gueule ça a ? Comment on va repérer ce tas de merde ?

— Non. Pas de forme. La Chose jamais je n’ai vue, seulement ses effets…

— Ça tue comment ?

— Ça tue pas. C’est toi qui te tues tout seul… Toujours !

— Et ça a un nom au moins, qu’on sache quoi foutre sur ma tombe ?

 

π Pour toute réponse, Te Jerkka sortit une série d’hélices de son sac, des serpes hypervéloces, des trompes étranges, des boomerangs en acier, des disques de cuivre. Il les étala sur dix mètres de jetée. Et il les regarda. J’étais juste à côté de lui dans l’eau souillée.

— Beaucoup de noms, ça a, beaucoup trop… répondit-il, les yeux fixés sur ses armes. Des rides d’anxiété déformaient son visage. Il nous cachait la vérité. Il avait peur et il le cachait : pour nous protéger. D’un geste brusque, il se retourna. Il rugit une sorte de cri concret, un globe sonique, vers l’aval. L’effet fut spectaculaire : un cercle d’ondes se diffusa du point d’impact. La brume recula de quelques pas. J’attrapai la parole :

— Maître, savez-vous quand la chose risque d’arriver sur nous ? Il était en train d’examiner un long boomerang effilé quand il me répondit. Et ce qu’il y observa, je le vis en même temps que lui : l’acier de l’arme rouillait à une vitesse terrifiante…

— La Chose est là, Pietro. Elle nous a trouvés. Erg volerek parakkart ! Fastik trepzig ! Bermap !

 

) Ce que fit alors Te Jerkka, la vélocité avec laquelle il le fit, ni Erg ni aucun combattant qu’il avait formé dans son existence n’en aurait été capable. Il y fallait – Erg me l’apprit plus tard – une maîtrise du vif qui relevait du hors-humain, qui annonçait sans doute une nouvelle lignée de guerrier-protecteur dont Te Jerkka fut l’avant-garde. En moins de trente secondes, il prononça en effet distinctement les vingt-trois noms de la Horde, dans vingt-trois directions différentes, sous vingt-trois vitesses de propagation… Et chaque globe flottant, chaque bloc de son, mû par ses propres vibrations internes, répétant notre nom propre en boucle, s’enfonça droit dans la brume comme une vis sans fin pour nous guider au rocher qui nous était affecté. Personne ne rata son nom, personne ne se trompa.

Aussitôt atteint, un instinct de survie me tarauda, j’avais l’envie panique de sauter sur mon rocher… Mais je m’en tins, contracté, aux consignes de Te Jerkka et je restai dans l’eau opaque et mouvante, au pied du bloc de salut. La pluie, qui n’avait pas cessé, grimpa cran par cran à un paroxysme d’intensité, elle toucha dans la minute au pur déluge vertical, à la grêle absolue et barbare, j’étais cloué debout, muet, lacéré sous la mitraille, coupé des autres, je ne distinguais absolument plus rien à travers l’épaisseur des hallebardes qui fléchaient le loch, j’avais la tête qui tintait comme un métal de cloche, je glissais dans la vase et les bosquets de salicornes, je m’accrochais aux touffes, je crevais de peur… « Rocher » me cria alors une voix… « Rocher, Sov ! » et je ne sus d’où elle sortait, comment elle avait pu arriver jusqu’à mon bout de lac, mais je me hissai d’un bond glissant et je m’accroupis…

 

π Quelqu’un a coupé la pluie. Quelqu’un a coupé la giboulée de grêle aussi. Le vent a subitement cessé. Devant moi, l’espace est désormais ouvert sur des kilomètres. Le paysage est clair et lisible. Je vois sans flou tous les autres, toute la horde, les vingt-trois, répartis sur ce qu’il faut bien appeler un archipel.

Nos positions délimitent une sorte d’ovale. La jetée où nous marchions le coupe en deux dans le sens de la longueur. Près de moi, il y a Caracole, juché sur un banc de sable à trente mètres. Puis Sov et Oroshi guère plus loin, sur des îlots de roche. Les savoir si près me rassure un peu. On reste à portée de voix. En levant la tête, j’aperçois Erg en suspension au centre de l’archipel. Te Jerkka reste introuvable. Le silence tranche. Il est si total… Je scrute le lagon… Les haies de roseaux et de salicornes rouges… Les rochers émergents puis la ligne de la jetée de terre… Je ne vois pas où la Chose peut se cacher. Je ne sais même pas à quoi m’attendre. Sur un des rochers, je note deux formes… Ah oui, ce sont les jumeaux Dubka… Ils ne se sont pas séparés. Ils n’ont pas pu, j’imagine. Inséparables ces deux-là, encore moins dans l’angoisse. Te Jerkka a dit un par rocher ! Il a insisté. Je n’ose pas le leur crier. La peur d’attirer la chose. Ils sont trop loin de toute façon.

— Pietro, il faut que les Dubka se séparent !

— Oui, Oroshi, j’ai vu ! chuchote Pietro.

— Ça peut être dangereux…

 

) Les écoutant, je me mis machinalement à chercher les jumeaux. Et…

— Pietro, regarde, il y en a un qui est tombé à l’eau !

Certains vont diront que Karst Dubka aurait pu remonter à temps. Moi je sais que non. Le lac ne se solidifia pas par étapes, ça ne partit pas d’un point pour se propager, le gel ne gagna pas progressivement sinon je l’aurais entendu grincer, je peux le jurer. Le lac fut pris par les glaces d’un bloc, dans sa totalité. Au milieu de leur mouvement, les vagues se pétrifièrent : l’eau fit silence d’un coup.

— Karst ! La tête du jumeau, une partie de son épaule droite et son bras étaient tendus hors de la glace vers son frère. Au cri qu’il poussa, on sut qu’il était encore vivant. Alme m’avait appris qu’il faut deux minutes pour que les fonctions vitales se cryogénisent dans cette situation. Golgoth et Firost s’étaient déjà précipités sur la glace et ils essayaient de percer la surface à coup de botte ferrée et de pierres, dans l’espoir de le dégager… Une minute… Te Jerkka sortit d’un bosquet d’obiones à l’extrémité opposée du lac et il s’avança sur l’étendue gelée, avec une incompréhensible lenteur, en direction de Karst… Il ne fit que parler – croyez-le ou non, il prononça une suite de borborygmes déments, de plosives sourdes et sonores – mais chez lui il fallait croire que la voix n’était pas qu’un véhicule à mots, c’était une force et une arme. À l’endroit où agonisait Karst, la glace se fractura sous l’onde de choc des Ka durs et des Pekt qu’il scandait. Te Jerkka s’approcha encore, il paraissait à ce moment-là infiniment vieux, il posait un pied après l’autre dans un ralenti inexplicable, il ordonna à Golgoth et à Firost de retourner sur leur rocher, à Horst de lâcher son frère et de sortir du lac – ce qu’ils firent. Deux minutes… Le maître allait atteindre Karst quand il s’éjecta, d’un soudain bond de singe, hors du lac, sans aucune raison… Je cherchai du regard Caracole, dans l’espoir qu’il me rassure ou m’offre une hypothèse à ronger, mais il ne se tourna pas vers moi. À la place, il tomba à genoux sur le sable et dit, d’une voix détruite :

— C’est foutu… Il est mort…

Ça partit exactement sous mes pieds. En fracas, en bris sourds, en lézardes métalliques… La sensation d’un orque si puissant qu’il aurait eu la force de progresser sous l’épaisseur compacte de la glace en l’éventrant. Je ne peux pas dire que je vis la chose, mais je vis une ombre orange, couleur de magma, qui s’immisçait sous le lac à travers la transparence tassée de la surface. La banquise se disloqua bleue, elle éclata en monolithes tronqués, et l’eau, comme un sang, jaillit des interstices…

— Sors Karst, sors de la flotte ! beugla je ne sais qui pendant que son frère Horst tétanisait, incapable, comme moi, de réagir. Sors !

Quoi que ce fût, c’était extraordinairement rapide et métamorphique. Le lac entra en ébullition accélérée vingt secondes à peine après que j’ai aperçu l’ombre orange. Des marmites se mirent à bouillir dans le lagon, des cloques de vase sombre explosèrent sur la nappe brûlante… À ras l’eau, les roseaux s’enflammaient ! Si intense était le feu fluide que la vapeur nous brûlait la peau, de sorte qu’Oroshi, Caracole et moi reculèrent en pataugeant dans le lagon derrière nous pour nous abriter. Je perdis des yeux le petit trait noir, là-bas, qui tentait de s’échapper lui aussi de la fournaise liquide…

— Il est mort, Sov, laisse tomber… Son vif se détachait déjà quand Te est arrivé. Pense à survivre, ne pense qu’à ça. Tu dois survivre ! Tu m’entends, scribe ? SURVIS !

 

x Je n’avais jamais vu Caracole comme ça. Il empoignait Sov ahuri et il lui hurlait dessus ! Je ne comprenais plus grand-chose. Nous avions affaire à une sorte d’autochrone, capable d’exploiter la matière eau dans toute son extension, doué d’intentions partielles, opérant à l’intérieur du temps tierce ? Voilà ce que je saisissais. Ma connaissance des chrones était la plus profonde de toute la horde. Elle venait de la part ésotérique de mon enseignement d’aéromaître. Il fallait que je parle, plus le choix. Quitte à rompre mes serments :

— Caracole et Sov, venez près de moi. Enfoncez-vous dans l’eau jusqu’au cou. Ne laissez dépasser que votre tête…

— Pourquoi Oroshi ?

— Ce qui nous attaque est attiré par le vif qui circule en nous. L’eau étouffe son rayonnement.

— Comment tu sais ça ?

— Je le sais. Je sais un certain nombre de choses qu’il faut que je vous apprenne maintenant.

— Moi aussi, compléta Caracole, sans la moindre ironie.

 

) Je sentais derrière moi le lac partir en vapeur, je tremblais sous le choc calorifique. J’entendais l’effervescence siffler. Parler de quoi ? C’est Oroshi qui commença :

— Il s’agit d’une sorte de créature polychrone. J’ignore d’où elle sort mais je sais ce qui la nourrit. Comme tous les chrones, elle possède une puissance de métamorphose locale, elle peut transformer l’eau, la boue, la roche, pétrifier ou liquéfier, vous savez ça ?

— Oui.

— Celle-ci agit aussi sur l’écoulement du temps. Elle peut le ralentir, elle peut l’accélérer. Elle peut sans doute même le figer.

— C’est pour ça que Te avançait si lentement ?!

— Oui, Sov. Il était pris dans une poche de chronose qu’il a dilué à la voix. Si tu avais été à sa place, tu aurais mis une semaine à traverser ce lac ! Sache-le. Te est un maître foudre – il a suraccéléré.

— Pourquoi il nous fait répartir autour du lagon comme ça ?

— Pour canaliser le chrone dans cette zone, le faire tourner en rond. Puisqu’il est sensible au vif, Te a équilibré la distribution en fonction de nos énergies, en évitant toute concentration sur un pôle. Mais les Dubka, en restant ensemble, ont rompu cet équilibre, ils ont recréé un œil pour le vortex. Ils se sont détachés du diffus. Et la Chose s’est réorientée, elle a fondu sur eux.

— Pourquoi elle tue ?

— Elle ne tue rien, elle ne sait pas ce qu’elle fait. Elle défibre, elle disloque, elle transforme, elle corrompt, elle n’a aucune conscience de sa puissance. Mais quand elle est passée quelque part, la matière s’en souvient…

— Comment ça ?

Des vapeurs brûlantes continuaient de nous rôtir, les rides de mes mains se creusaient et se décreusaient par moments, je m’accrochais aux explications – des bouées, je me jetais de l’eau au visage pour me rafraîchir… À la surprise d’Oroshi, c’est Caracole qui décida de répondre à ma question :

— Le Corroyeur lutte pour sa survie, comme tout ce qui vit. Il a une constitution chaotique, faite de vortex entrecroisés, de cyclones à forte viscosité, mal couplés, il charrie des flux massifs, un magma qui l’épuise, il est mal équilibré, en proie à une entropie permanente et énorme, il se dilapide à chaque métamorphose, il a besoin de matière à malaxer, à altérer sans cesse, il peut pas s’en empêcher !

— Qu’est-ce que tu racontes troubadour ? D’où tu tiens ça ?

— Écoutez-moi bien. Là je ne joue plus. On est en danger de mort. Vous connaissez pas ce qui est là, vous ne comprenez pas ce qu’il cherche !

— Parce que toi tu le comprends, barjo ? hurla Oroshi. Et comment tu sais que ce qui nous attaque est le Corroyeur ?

— C’est vraiment le Corroyeur ? osai-je au milieu de l’agressivité tangible.

— Oui, répondit Oroshi. C’est la chose qui a tué Silène. Qui a sauvé Erg !

Caracole continua sur sa lancée en regardant Oroshi et moi, en alternance :

— Le Corroyeur a un problème de consistance. C’est fascinant. Il doit sans cesse absorber du vif pour réaccélérer ses vortex, leur redonner une vitesse de fulgure qui le centre. Il risque sans cesse la dispersion. D’être dilué dans le vent linéaire, d’où il vient. Il nous a suivis pour nos vifs, pour celui d’Erg surtout qui est le plus net, mais il doit pouvoir sentir les turbulences de sillage chez Golgoth, chez Firost, chez les Dubka… D’instinct. Il n’est pas là pour nous tuer. Oroshi a dit juste : il ne sait pas ce que c’est. Il est là pour se nourrir, pour apprendre. C’est un être neuf. En nous, il a besoin du plus vivant. Ce vivant, rassurez-vous, il le capte aussi dans la vase, dans les poissons et les plantes, dans l’eau… Si bien que quand il repart, plus aucun ordre biologique ne vaut : il a sifflé la sève et le ciment des choses, ce qui les tient unies…

Oroshi regardait Caracole avec sidération. Ses cheveux noirs et lisses tombaient en bouclant légèrement sur ses épaules. Son visage, noble et bien découpé, était aiguisé par l’attention. Derrière elle, une langue de sable vira lentement à l’orange. Oxydation ? Alors que j’assimilais avec peine, elle comprenait trop bien, à l’évidence, ce qu’avançait notre troubadour. Et surtout, elle découvrait qu’il savait des choses qu’il n’aurait jamais dû savoir – vu son statut. Moi, j’étais à la dérive. Je pensais à Karst là-bas, à ma petite Aoi, à Callirhoé, perdus dans les rideaux de vapeur. Et à Nouchka, bêtement au visage de Nouchka. « Fais attention à toi, petit fauve ! »

 

Ω Putain, ça chie épais dans la vase ! Ergo est à la remorque, son aile en torche, il a les cuisses cramées à l’étuve, il chiale… Te Kaka braille de l’onde comme il peut, il beugle, il rote du vortex en veux-tu, il tape des gongs massifs, fait péter de la bourrasque et des trombes… Il jette ses serpes hypervéloces, ses disques dans le vide, il fait fort, il se casse le pot le Maestro ! Sans lui, je vous parlerais déjà plus, ou alors pas la même langue… Mais autant pisser au vent… Le Tas, y vient du cosmos, il t’a bouilli le lac en trois coups de cuillère, avec poules et canardeaux dedans, l’a rien laissé, du squelette et un cratère noiraud ! La terre y a un petit air de lave vitrifiée… Là-haut, le Tas, il s’est ramassé en nuage, faudrait calter illico – on n’est pas d’ici ! Mais Jerkouille a dit de « maintenir position » et de tourner autour du cratère, un tour, deux tours, trois tours, de plus en plus vite, qu’il a dit. On y percute rien, y a pas à chercher, c’est lui le cador, alors on fait, on trotte, ça décrasse, on fait nos tours de terrain, ça doit être du magique, ça doit le faire marrer du ciel, le Tas… Il va nous claquer quoi maintenant, de la pisse acide ? Du flocon de neige rouge et bleu ? Du canard sauvage reconstitué ? À un moment, je lève le pif, pour voir. Au-dessus, le nuage part en spirale, il tourbillonne sur lui-même, genre crème touillée. Ça monte dans les tours… Ça s’accélère mauvais et ça commence à plonger vers le bas… Merde… Un départ de trombe…

— Horde ! Gardez position ! Reculez quinze pas ! Attention aux rafales…

 

π La trombe se forme très vite. Une colonne cylindrique. La dépression centrale avale le fond du cratère. Elle éjecte des nuages de poussière et des cailloux. On se couche. La vitesse des rafales est celle d’un début de furvent, avec blaast. Aoi a été décollée du sol et projetée dans une tourbière à vingt mètres. Elle se relève, blessée. Callirhoé roule dans une mare à moitié vidée, boit la tasse et hoquette. Horst est planté debout face au vent, une souche. Qu’espère Te, sérieusement ? Erg est hors jeu. Il est brûlé au troisième degré aux cuisses. Nous sommes tous impuissants. Pourquoi nous ne fuyons pas à toutes jambes de la zone ?

 

x La trombe s’arrêta d’elle-même par inertie. La raison en était que toute la horde était couchée à plat ventre et ne bougeait plus. Le Corroyeur réagissait en miroir à la circulation de nos vifs au sol. Il se repositionnait en fonction. C’était une forme d’écoute, Caracole n’avait pas tort, même si ses analogies m’agaçaient. Elles manquaient de rigueur. Te Jerkka savait, lui, décidément, ce qu’il faisait : il avait recentré le Corroyeur en le poussant à se centrifuger ; il lui avait redonné une cohésion et une vitesse.

— Il se sent beaucoup mieux maintenant, glissa Caracole. Il a retrouvé ses esprits. Mais il faut que Te fasse vite sinon il va se redilater, avec sa soif…

— Sa soif de quoi ?

— Sa soif de matière à transformer, à déliter. Sa soif de corroi.

— Pourquoi il a ça en lui ?

— Consistance, Sov, problème de consistance ! Un autochrone n’est rien, tu sais, il n’a pas de matière propre, il n’est pas fait d’eau ni même d’air, il n’est pas ce nuage que tu vois, ni la glace de tout à l’heure…

— Pourtant, je l’ai vu avancer…

— Un autochrone n’a que des différences de potentiels en lui. Que des vitesses, c’est un corps fait de vitesses. Comprends-moi Sov, c’est difficile à imaginer, je sais, mais il n’existe qu’en mouvement. Mouvement pur – ou vent pur si tu préfères – mais sans aucune particule de matière dedans. Il existe pourtant. Mais entre. Entre deux eaux, entre deux feux. Entre chien et loup.

— Ça voudrait dire…

— Ça veut dire qu’il n’est rien : il agit. Il n’a pas d’identité. Il ne vit que de différences. Il est la différence de toutes les identités, l’écart en cours. Il a besoin de matière, toujours, tout le temps, pour mettre en acte ces différences. Par exemple, pour que le mouvement qui fuit des hautes vers les basses pressions, le mouvement qui rend liquide le solide, qui éclate du compact au dilué, de l’animal qui court vers le végétal qui pousse, ce bouger-là, incessant, se fasse et tienne pourtant, en tension précaire, en déséquilibre actif. Le Corroyeur n’existe pas encore, Sov, mais il consiste. Il s’efforce, à longueur de temps, de consister.

— Pourquoi ce nom bizarre, le Corroyeur ? Qui l’a inventé ?

 

) Des cris d’animaux nous coupèrent, je me retournai. Dans ce qui avait été une mare et n’était plus qu’une cuvette de boue séchée, une loutre de grande taille se tordait de douleur et piaillait. Sa fourrure grisonnait à vue d’œil, ses moustaches étaient blanches, elle roulait vers le creux à la façon d’un sac, comme privée d’un coup de vertèbres. Caracole jeta un œil rapide et se signa d’une ellipse :

— Ses os se dessoudent, son vif n’a plus assez de force pour tenir ses pattes ensemble. Écoute-moi bien, Sov, comprends juste une chose : il ne faut pas juger ce que tu vois avec tes références d’humain. Le Corroyeur ne devrait même pas avoir de nom. Ce n’est pas un individu : c’est une multiplicité en transformation, un chaos qui s’alimente à l’hétérogène. Deux choses seulement comptent pour lui. Deux ! La première, c’est de rester centré, de garder ses niveaux d’intensité, son extrême vélocité – et pour ça, il a besoin d’absorber des vifs. La seconde est presque inverse, mais elle fonctionne en contrepoint : c’est de se trouer…

— Se trouer ?

— Oui, le Corroyeur a besoin de se forger une masse inégale, avec des magmas denses mais aussi des couches de vide qui aspirent la matière, lui permettent de couler. Tout un monde d’extrusion, de transfert, d’osmose. De retrempe ! Cette circulation interne l’aide à s’architecturer, à cohérer, par le jeu des forces et des tensions. Un peu comme une voile de char tient par le vent qui la tend, par son mât et sa bôme, par la corde qui la borde, par le bras qui tend cette corde et la carlingue qui tient ce mât, par le poids de ton corps qui l’ancre au sol. Tu saisis ?

— Non.

— Le Corroyeur absorbe des tonnes de matière, Sov ! Il en brise la structure, la cohésion intime, toutes les liaisons ! Il en fait de la pâte, une lave vivante. Et il malaxe cette pâte, avec les vifs qu’il a extrudés des corps ! Et il métamorphe, aveuglément, au hasard ! Il a tendance à répéter ce qui marche, c’est tout ! Il progresse par altération de ses codes, par erreur propice. Seule l’erreur est créatrice. C’est fabuleux, non ?

Oroshi laissa Caracole terminer. Elle hochait la tête avec un air qui signifiait « bel enfoiré, tu savais tout ça et tu n’en as jamais parlé ! » Derrière nous, la voix de Te Jerkka dictait des instructions sonores, apparemment mal suivies, Erg gémissait par salves, avec Alme près de lui. Au-dessus du cratère, le nuage se modifiait à vue d’œil. Il avait à ce moment-là tout à fait l’allure d’un chrone, sauf que ses parois se pliaient, s’invaginaient et que de larges zones devenaient noires et violettes… J’essayais de regarder ça comme me le décrivait Caracole, comme un chaos habité, avec une logique – une logique qui me dépassait, mais dont la présence supputée avait quelque chose de rassurant.

— Le chaos reprend…

— Il va encore muer…

— Te Jerkka va peut-être essayer une passe…

 

π Te Jerkka s’avance au centre du cratère. Il est au nadir du nuage. La luminosité est crépusculaire. Le vent a repris, erratique. L’humidité regagne comme une rosée. Elle vernit le basalte récent du cratère, le fait étinceler. Le maître nous a dit de rester en bordure, toujours espacés de cinquante mètres chacun. Et de ne plus bouger. Il porte Erg sur ses épaules et le dépose au creux du cratère. Il lui chuchote des choses. Erg se relève sur une jambe, il déplie un parapente de secours et il décolle. Il monte sous le nuage jusqu’à presque le toucher puis redescend, puis remonte… Comme ça : dix fois, vingt fois. Dans l’intervalle, Te Jerkka jette des sons, irréguliers, très puissants. Avec et sans trompe. Vers le haut. Presque des appels, ou une harangue.

 

Ω Faut peut-être pas trop déconner là… Ils veulent en prendre plein la carafe ou quoi ? Brailler juste sous le Tas, à le narguer ? Ça pue l’orage à plein groin, ça gronde en saccadé là-bas dedans, avec des bruits de toile qu’on déchire à deux mains pour faire du chiffon… Et eux, ils restent là dessous, avec l’un qui fait le Yo-Yo et l’autre qui ioudle ? J’aurais un char, j’aurais déjà mis les voiles – mais fissa hein, ciao, à la revoyure, vous me raconterez ? Ils me font caquer, ces cons-là, surtout mon Ergo qui file là-haut toucher les mamelons de la vache avec sa patte folle… S’il y passe, faut plus espérer aller bien loin, je vous le dis…

— Qu’est-ce qu’ils font Oroshi, à ton avis ?

— Ils cherchent l’orage. Il y a une logique de matière. Le Corroyeur est encore gorgé d’eau. Il va fonctionner comme un cumulonimbus, avec des circulations très violentes à l’intérieur du nuage et des différences de charge entre les particules d’eau glacée.

— Ça va péter ?

— Oui. Mais je ne comprends pas pourquoi Te veut que ça pète. La foudre va les tuer !

 

) L’orage était à présent imminent. Dans le ventre violet du nuage, à l’aplomb, le tonnerre grondait déjà. Te demanda à Erg d’arrêter ses vols et il le fit sortir du cratère avec l’aide de Barbak et de Steppe. Il restait donc absolument seul au beau milieu de ce qui avait été un lac et il s’allongea sur le dos à la façon étrange d’une araignée à l’envers. Pendant un temps flottant, il s’abstint de parler ; seul l’orage était audible, montant en puissance, se ramassant… À fleur de sol, on entendit cependant un bruit d’aspiration phénoménal qui convergeait vers le maître. Les secondes passèrent… Dix… Vingt… Trente… Quarante… Et le corps de Te Jerkka, gorgé d’air, claustré dans son apnée, bombé à craquer de gaz, du ventre jusqu’aux poumons – ce corps en bonbonne tout à coup explosa ! L’onde de choc était si massive qu’elle mit mes tympans au noir. Te Jerkka fut arraché d’un mètre au-dessus du sol sous l’effroyable virulence de son cri froid.

 

π Une seconde, pas plus. Le temps d’un écho. Et la foudre tomba sur lui. Il esquiva. Un second éclair fora la verticale. Il esquiva encore. Sur la surface du cratère, la lumière claquait à coups de fouet. Te Jerkka se décalait. Sans fuir. Sans vouloir sortir de la zone d’impact !

 

) Grésillant sur le basalte, y fusant par ramilles, le plasma électrique aurait rendu fou n’importe qui – animal ou humain. Mais Te Jerkka n’avait pas obtenu son titre de maître foudre à vingt et un ans par hasard. Il était toujours ailleurs – là où la foudre ne frappait pas, toujours dans la plage sombre, comme s’il savait où, comme s’il comprenait comment, comme s’il devinait le rythme et la cadence.

De la voix, de la voix encore, de la voix toujours, il fit fuser des siks soniques, dans les intervalles, un peu comme un archer face à un monstre trop fort pour lui et qui cherche la faille, l’œil ou la veine où frapper. Ses cris montaient, ses coups de gongs sculptés à la gorge, ses ondes de pur néphèsh… Bientôt, je ne pus plus regarder – les flashes de foudre étaient si rapprochés, si éblouissants, qu’ils brûlaient la rétine. L’orage s’emballait, il dérapait, il devenait fou… Les éclairs pilonnaient le cratère sans discontinuer, la foudre ruisselait sur la lave noire, Te allait y passer, c’était une question de minutes maintenant…

— Derbelen ! lui hurlait Erg. Fisk Mester ! Derbelen !!!

 

π Mais le maître n’écoutait pas son fils adoptif. Il n’entendait pas celui à qui il avait tout appris. Il n’écoutait plus rien que la foudre même à laquelle il devait son plus profond savoir et sa grandeur. Te Jerkka avait décidé d’aller au bout. Et il alla au bout.

 

) Je sais ce que les troubadours ont écrit et surtout dit de la scène que j’ai relaté dans mon carnet de contre et que j’ai lu à Alticcio devant les racleurs : qu’elle est impossible à croire. Je ne discuterai pas : j’ai vingt-deux témoins oculaires. Et j’ai ma conscience de scribe pour moi. On pourra toujours discuter ; on pourra évoquer une hallucination par exemple. On peut dire que les dix-sept éclairs figés en plein ciel, tels des arbres d’or fin, ne soutenaient pas le nuage – qu’ils pendaient du nuage au contraire. On peut dire que Te Jerkka n’a rien arrêté du tout, que sa voix n’a eu aucun rôle véritable, que le néphèsh n’est qu’une mystique. On peut penser que le chrone a bloqué un fragment de temps. On peut même imaginer que la pétrification subite du nuage est due à cet arrêt du temps. Oui. Mais moi j’ai entendu distinctement les poutres d’or qui retenaient ce qui était devenu un immense bloc de granit suspendu, à trente mètres au-dessus du cratère, grincer ! J’ai vu les dix-sept éclairs de métal plier sous la pression du nuage de pierre, j’ai vu le visage de Te Jerkka quand il a compris qu’il avait réussi. J’ai surtout entendu sa version, son explication imparable et modeste : le chrone n’avait à ce moment-là plus d’énergie disponible. Il avait dilapidé dans l’acmé ses différences de potentiels, il était comme un cœur au bord de la syncope et qui serre après un effort démesuré. Si tu pousses un chrone à ce paroxysme, il ne meurt pas, mais il bloque le temps – en lui et autour. Il l’a bloqué. Une demi-seconde. Ça a suffit à métalliser la foudre.

Je me souviendrai toute ma vie de la réponse de Te Jerkka lorsque Erg et Oroshi lui demandèrent, admiratifs, comment, dans le cratère saturé d’éclairs, il avait pu éviter la foudre. Il les regarda droit dans les yeux, sans sembler comprendre la question. Il fronça une spirale impressionnante de rides et lâcha, avec la plus désarmante sincérité :

— Moi pas évité amie foudre. Éviter pourquoi ?

— Vous avez…

— Vieux me fais… Trop d’efforts c’était de bondir de droite et de gauche… Erg lui-même resta bouche bée. Il s’assit près de son maître en lui prenant la main. C’était un geste que je ne l’avais jamais vu faire.

— Vous pensiez que vous alliez réussir ?

— Non, macaque. Pensais lui parler un peu…

— Lui parler ?

— Oui, lui dire qu’il allait fatiguer… Pas chercher à gagner, macaque, rappelle-toi, juste chercher…

— À moins fatiguer que l’adversaire. Personne ne te tue. Tu te tues tout seul. C’est ta fatigue qui te tue. La fatigue, seul ennemi. Déjà et toujours. Partout.

— Je vois qu’il reste morceaux dans ta tête… Bien fils, très bien… Comment va cuisse ?

— Ça ira, Te. La douleur n’est qu’une information.

 

x Caracole était resté plus d’une heure autour du monolithe de granit fracassé au sol, à le toucher, à caresser le grain de la roche… Il avait ramassé un éclat du nuage et l’avait glissé dans sa poche. Souvenir ? Recherche personnelle ? Connivence ? Lorsqu’il me vit m’approcher, il me sourit, presque gêné, puis il reprit sa contenance de troubadour jovial et enlevé, sans y parvenir tout à fait. Il me désigna finalement le bloc, plutôt ému et il me dit :

— Il lui faudra plusieurs semaines pour retrouver une forme de vitesse, tu sais. Pour réinjecter du mouvement dans les cristaux. D’ici là, nous serons loin ! Là, je crois qu’il est tombé à la limite de l’indifférencié : il respire en monolithe. Pourtant son vif bat, un vif si fragile, à peine une turbule, mais qui suffira à tout relancer, par écart croissant, par chaos amplifié. C’est comme une aptitude primitive à se différencier qui le hante, Oroshi, qu’on ne peut pas lui enlever, ni lui combler. C’est sa force. Il se reconstruit toujours, il a la vie en lui !

— Oui, Carachrone. (Je guettai sa réaction : il ne se trahit évidemment pas.) Il commencera par de ridicules cristaux qu’il va fondre puis regeler. L’eau donnera de l’herbe qu’il fera pousser dans les fissures, l’herbe des arbustes vivaces. Et entre minéral et végétal, il va circuler, s’alimenter, exploiter la puissance de l’écart. Et quand il sera assez diversifié et assez véloce, alors recommencera le corroi… Partout où il passera, la rouille va ronger, le bois moisira, ça se délitera doucement, ça partira en poudre et en poussière parce qu’en toute matière organisée, il absorbera ce qui la tient debout : le vif et le lien, cette tension active des différences. Il nous a tué Karst et toi tu restes agenouillé à le contempler…

— Tu ne trouves pas ça fascinant ?

— Si. Parce qu’en un sens, il est comme toi troubadour : il n’est qu’une autre forme prédatrice de la vie.

La Horde du Contrevent
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